Sur les hauteurs de Santa Teresa (1800 mètres), les sommets tous blancs ont disparu
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La Radio Suisse Romande (RSR)
Radio France Internationale (RFI)
La Radio nationale Belge (RTBF)
Langue francaise
Durée : 32mn
« Dans cette vallée du Salkantay, nous avons l’Apu Salkantay, l’Apu Llamoja et l’Apu Humantay. Ce sont des montagnes très hautes. Depuis 5 ou 10 ans, l’Apu Salkantay a changé. Les glaciers fondent et disparaissent peu à peu. Margot, agricultrice dans la vallée du Salkantay
«Ça génère des dangers parce que la neige disparaît, on ne voit plus le sommet tout blanc du Salkantay. On voit une montagne noire et c’est une menace qui pèse sur nos ressources hydriques », poursuit Margot en contemplant sa vallée.
Pour rejoindre la maison de Margot en partant de la mythique cité inca de Cusco, il faut prendre une route sinueuse qui grimpe au sommet du mont Salkantay à 4300 mètres d’altitude. Une fois le sommet franchi, nous laissons derrière nous la Cordillère des Andes orientales pour pénétrer dans la Cordillère des Andes occidentales. À 4000 mètres d’altitude, nous faisons notre entrée en Amazonie. En pleine saison des pluies, nous sommes noyées dans les nuages et la brume des montagnes. La végétation change petit à petit et se transforme en forêt tropicale. L’humidité nous pénètre, les cascades au pied des glaciers coulent à flot et les pluies battantes frappent la carrosserie de la voiture.
Après quatre heures de route, nous arrivons dans le village de Santa Teresa, un des chemins alternatifs pour accéder au site archéologique du Machu Picchu, qui recevait en 2018 plus d’un million et demi de visiteurs. À 2500 mètres d’altitude, dans la vallée du Salkantay - une des quatre vallées qui prend naissance à Santa Teresa – nous arrivons chez Margot. Elle vit à Palmaderayoc sur son terrain de 2 hectares et demi, avec son mari Glicerio, sa fille Grisel et son fils Adriel. Ils y cultivent les granadillas (fruits de la passion) que Margot transforme en confiture, en glace ou en jus pour les vendre au kiosque qu’elle a construit en face de sa maison. Tous les matins, les marcheurs venus du monde entier pour fouler les chemins des inca jusqu’au Machu Picchu s’y arrêtent pour faire une pause dans leur randonnée de plusieurs jours.
Depuis plusieurs décennies, les Péruviens migrent massivement à l’intérieur même de leur pays.
Aujourd’hui, environ 3000 familles vivent dans la vallée du Salkantay. Margot et Glicerio font partie de la nouvelle génération qui est revenue s’installer sur les terres d’enfance après s’être rencontrés à Cusco, alors que Margot étudiait la couture et la coiffure.
Dans sa vallée, au quotidien, Margot ne s’ennuie pas. Elle est la première levée tous les matins, à 5h30. Seule dans sa cuisine auprès du feu, elle prépare le petit déjeuner, souvent du riz avec des légumes et du bon café local. Quand hommes et enfants ont quitté le logis pour travailler aux champs, Margot commence à préparer le déjeuner tout en gardant un oeil sur son kiosque, prête à bondir et recevoir les touristes. Sa maman, Alejandrina, qui vit sur le flanc de l’autre côté de la vallée, vient régulièrement lui prêter main forte. En janvier et février, pendant les grandes vacances scolaires, Margot est aussi aidée par ses enfants : « J’ai un rythme bien plus tranquille quand mes enfants sont avec moi. Ils m’aident beaucoup et ils le font toujours avec enthousiasme. Ma fille Grisel adore recevoir les amigos [les amis = les touristes]. »
Une fois le kiosque fermé aux alentours de midi, Margot sert le déjeuner. L’après-midi, il faut s’occuper du potager et du verger, soigner les cultures attaquées par de nouvelles maladies apparues avec le dérèglement climatique, chercher le bois à la rivière, faire la lessive puis préparer le repas du soir.
Alejandrina (à droite) vient régulièrement prêter main forte à sa fille Margot en cuisine
Une bâche tendue sur le flanc de montagne qui menace de s’effondrer sur Santa Teresa
Selon plusieurs études menées dans la vallée où vit Margot et sa famille, les résultats sont sans appel : 71 % des glaciers tropicaux se trouvent au Pérou et ils ont perdu 43 % de leur superficie ces 40 dernières années autrement dit plus d’1 % par an. Dans le même temps, les Alpes perdaient 33% de leurs glaciers. D’ici à 2030, tous les glaciers tropicaux péruviens qui se situent en dessous de 5000 mètres d’altitude pourraient disparaître. En 2100, selon le scénario pessimiste, il ne restera qu’entre 6 % et 8 % de l’ensemble des glaciers du Pérou.
Cette disparition des glaciers engendre une série de déséquilibres dans la région andine. En saison des pluies, les crues fluviales sont récurrentes et peuvent provoquer des coulées de boue destructrices. En saison sèche, tant pour les communautés andines que pour les habitants de grandes villes comme Cusco, le manque d’eau provoque des conflits d’usage entre besoins humains, agriculture et ressources hydroélectriques. Des conflits qui s'aggraveront si des alternatives ne sont pas mises en place par les autorités pour réguler la distribution de l’eau : réservoirs d’eau, système d’irrigation contrôlée, priorisation des usages, etc. La liste des actions à mener est longue mais les pouvoirs publics ne semblent pas disposés à faire de cet enjeu majeur une priorité d’investissements.
Et les conflits liés à l’eau ne représentent qu’une des nombreuses conséquences auxquelles Glicerio et Margot doivent faire face. Ils ont dû apprendre à vivre au quotidien avec les risques climatiques qui se multiplient. Glissements de terrain, pluies torrentielles et routes coupées sont leur lot quotidien. De gigantesques avalanches de boue peuvent survenir du jour au lendemain, comme en février 2020 quand une énorme coulée de boue a emporté tous les ponts, le seul axe routier et plusieurs maisons du bas de la vallée. L’acheminement des besoins de première nécessité a été un défi de tous les jours dans les semaines qui ont suivi, et le potager s’est avéré primordial pour se nourrir. Puis, en mars, l'épidémie du Covid-19 a frappé de plein fouet. En quelques jours, les milliers de touristes qui foulaient les chemins inca ont disparu, le Machu Picchu a fermé et le président Martín Vizcarra a instauré le confinement obligatoire le 16 mars. Sans aide d’Etat et livrées à elles-mêmes, les communautés ont mis en place leur système D : troc entre voisins, aide d’urgence aux plus démunis, soupes populaires ou encore travaux communautaires pour reconstruire les axes routiers.
Avant les événements destructeurs de ce début d’année 2020, Glicerio était déjà très lucide sur la situation : « Grâce aux études climatiques menées dans notre vallée, nous avons compris que la région connaîtrait de nouveau un drame similaire à l’avalanche de boue qui a détruit Santa Teresa. Ce n’est pas une possibilité ou une légende mais c’est une certitude. » En 1998, deux avalanches de boues successives avaient emporté tout le village de Santa Teresa. Le drame avait fait fuir plus de la moitié des survivants. Ceux qui sont restés ont tenté, tant bien que mal, de reconstruire et de se reconstruire malgré un traumatisme encore perceptible aujourd’hui.
C’était le 13 janvier 1998, exactement 22 ans jour pour jour avant notre arrivée dans la vallée.
Dans la Cosmovision andine, l’être humain est partie prenante de la nature, il fait partie de l’écosystème.
Pour Margot, « il faut accueillir les pluies avec foi et joie. Parce que quand il pleut, les plantes rient. Et la pluie est indispensable pour s’alimenter ». Cette conception du rôle de la pluie dans la vie, Margot la puise dans la spiritualité de la Cosmovision andine.
Cet héritage spirituel des peuples originaires s’est perdu au fil des siècles sous l’imposition de la religion catholique des colons espagnols. Néanmoins, certains prêtres, comme le père Donato, curé de Santa Teresa, ont su combiner les deux cultures. « Ce matin, nous montons sur le mont Saint Valentin dont les flancs surplombent Santa Teresa. On va bénir la montagne qui menace de s’effondrer sur une partie de la ville (6000 habitants) et assister à une messe pour que les gens prennent conscience du risque et recherchent l’aide de Dieu » nous explique Margot. « Le prêtre jette de l’eau bénite et lance des graines de blé et de quinoa pour qu’elles prennent racine. Le danger est que Santa Teresa disparaisse encore une fois. » Pour essayer de freiner la pénétration massive des pluies torrentielles, une immense bâche de plastique bleu a été tendue. Des eucalyptus, connus pour être très gourmands en eau, ont été plantés pour absorber les pluies.
Un jour de fortes pluies, Glicerio, le mari de Margot, nous embarque sur la tyrolienne pour nous montrer l’augmentation fulgurante du lit du fleuve : « Le fleuve gonfle, il est plus haut de 25% environ. Là-bas, on voit le pont qu’on emprunte quand on ne passe pas par la tyrolienne, la voie aérienne. La pluie a fait monter le niveau du fleuve. C’est normal qu’il monte, mais il l’a fait beaucoup plus vite que d’habitude. Normalement, ça monte entre 3h à 4h et là, ça a été plus rapide et très brutal. En aval, il y a une ville et des habitations au bord du fleuve et ça c’est très préoccupant. Le fleuve charrie des bouts de bois et de la boue, et ça vient très certainement d’un éboulement qui s’est produit plus haut dans la vallée. »
Plus haut dans la vallée, à Chaullay, vit Matias, l’oncle de Margot. En février 2019, un immense glissement de terrain s’est produit sur le chemin entre la maison de Margot et celle de son oncle. Pendant deux mois, il était impossible pour les habitants qui vivent plus haut de descendre dans la vallée. Depuis, les éboulements qui coupent la route sont très fréquents en saison des pluies et la famille se rend visite très rarement. Pour Grisel, la fille de Margot, c’est toujours une aventure angoissante : « Moi, j’ai vraiment peur. Quand on passe le glissement de terrain, les pierres tombent. La dernière fois, un peu plus et je tombais au fond. En saison sèche, on peut rendre visite à l’oncle Matias mais en saison des pluies, ce n’est pas possible. »
De temps en temps, il faut quand même remonter dans la vallée, et le trajet est toujours dangereux et source d’angoisse. Un matin, à l’aube, nous accompagnons Margot et sa famille qui décident d’aller rendre visite à l’oncle Matias pour savoir comment se passe la saison des pluies là-haut. À l’approche du glissement de terrain qui a dénudé la montagne de toute sa robe forestière, des camionnettes sont arrêtées. Des éboulements ont eu lieu dans la nuit et le passage en transport est impossible. Seule solution, traverser à pied, comme nous l’explique Margot : « On voit des pierres qui tombent. Elles sont petites mais elles tombent en masse et constamment. C’est toujours très risqué de traverser mais on n’a pas le choix pour rejoindre la maison de l’oncle Matias. Qui ne tente rien n’a rien ! Et ça c’est la vie des habitants du haut de la vallée. Ils doivent passer la nourriture et toutes les premières nécessités chargées sur leur dos en espérant qu’aucune pierre ne leur tombe sur la tête. »
“Regarde le lit du fleuve. Il a augmenté très vite. Ce n’est pas habituel” explique Glicerio
Le glissement de terrain dans le haut de la vallée a coupé le seul axe routier
Pendant la saison des pluies, c’est surtout pour les anciens que la vie se complique. Certains vivent seuls, n’ont pas de famille et doivent eux-mêmes marcher plusieurs heures pour s’approvisionner en produits de première nécessité. Une fois par mois, les retraités doivent aussi descendre au village de Santa Teresa pour aller chercher leur pension mensuelle. Ici, pas de compte bancaire et pas de versement automatisé des retraites, il faut marcher plusieurs heures dans la montagne pour récupérer en argent liquide la modique somme de 180 soles [45 euros] en moyenne.
« Autrefois, il n’y avait pas autant de glissements de terrain. Mais avant, il y avait les forêts primaires qui solidifiaient les terres. Maintenant, c’est presque tous les matins qu’on se réveille et qu’on apprend que la route est coupée et qu’on ne peut pas descendre au village. » se lamente Matias. La déforestation qui s’est opérée de manière parcellaire après la réforme agraire avortée de 1969 a effectivement fragilisé les montagnes. Cette réforme menée par le gouvernement militaire de Juan Velasco Alvarado a cédé aux paysans les terres qui appartenaient aux latifundios (les grandes exploitations agricoles possédées par des grands propriétaires souvent colons). La réforme n’a jamais été menée jusqu’à son terme et les paysans se sont retrouvés avec des parcelles de terres qu’ils savaient cultiver mais qu’ils ne savaient pas administrer. Tout l’enseignement prévu par la réforme agraire pour accompagner les petits agriculteurs dans la gestion d’une terre agricole n’a jamais été accompli. Livrés à eux-mêmes, les paysans ont déforesté leur terrain sans coordonner leur action, et ont ainsi dénudé parcelle après parcelle des milliers d’hectares. Les arbres n’absorbaient plus l’eau des pluies et les sous-sols se sont fragilisés.
Résultat : des pans entiers de montagne glissent brutalement dans les fleuves sous le poids de la pluie et emportent tout sur leur passage.
Copyrights HCCS / Samuel Turpin
Les données mettent en évidence que les pratiques touristiques dans la région reproduisent et aggravent les inégalités socio-économiques au sein de la population locale. "
Jessica Ruth Figueroa Pinedo, Docteure en Tourisme,Université de Girone (Esp)
"Gestión turística y desarrollo sostenible en sitios patrimonio de la humanidad : una mirada al caso de Machu Picchu (Cuzco - Perú)"
« Il n’y a pas de doute que la question du tourisme comme outil pour conserver le patrimoine et appuyer le développement local est fondamental. Néanmoins, les critiques mettent en lumière que, dans de nombreux cas, les politiques menées, les programmes développés dans les sites inscrits au Patrimoine mondial de l’UNESCO ne considèrent pas et n’incluent pas les communautés locales.
[...]
En 1990, le Machu Picchu recevait 120 549 visiteurs nationaux et internationaux. En 2016, ça s’est élevé à 1 419 507. Le flux touristique a augmenté de manière considérable, tout comme les infrastructures hôtelières créées pour répondre à cette demande. La capacité d’accueil du site archéologique a beaucoup été débattue ces dernières années, dû au manque de rigueur. Il a finalement été établi que le monument ne pouvait pas recevoir plus de 2500 personnes par jour, et les chemins inca, pas plus de 500 personnes. Cependant, face à la pression des visiteurs et au manque de contrôle à l’entrée du site surtout en haute saison (d’avril à octobre), ces mesures n’ont pas été respectées. La gestion du sanctuaire du Machu Picchu est très complexe et elle est aussi chaotique. »
Le grand problème survient pendant la saison des pluies où vous avez un excès de précipitations qui tombent sur un laps de temps très court."
Holger Frey, géographe et glaciologue de l’université de Zürich qui a participé au projet Glaciares, un projet soutenu par la Coopération Suisse, mis en œuvre par l’Université de Zurich et par l’ONG Care Pérou.
Lire
Rapport d'Etudes
2018
« La zone de Santa Teresa, située dans la région de Machu Picchu, est très particulière. Bien qu’elle soit encore située au cœur des Andes, elle est orientée en direction du fleuve Amazone. Dans cette zone, la sécheresse n’est pas aussi aiguë que dans les autres régions montagneuses du Pérou, parce qu'elle reçoit un peu plus de pluies en provenance du bassin amazonien. Le grand problème survient pendant la saison des pluies où vous avez un excès de précipitations qui tombent sur un laps de temps très court. Il y a souvent des inondations, des glissements de terrain, des éboulements et débris charriés par les fleuves qui causent des dégâts sévères chez les habitants. Ça a toujours été un problème, même par le passé. La population en est très consciente, elle en souffre, et c’est une préoccupation très présente dans la vie quotidienne.
Du côté de la fonte des glaciers, le lien direct avec le changement climatique est clairement établi. C’est assez simple : avec le réchauffement et la hausse des températures, les glaciers reculent. Pour les pluies, les liens de cause à effet sont plus difficiles à assurer. Certains indices laissent prévoir qu’il y aura plus de sécheresses, mais il pourrait aussi y avoir davantage de fortes pluies. Tout ça reste très incertain, bien plus que le lien entre réchauffement et recul des glaciers.
« Il y a un autre aspect important. Au Pérou, ou en général en Amérique du Sud, il y a le phénomène El Niño. C’est un phénomène naturel de variabilité climatique qui cause certaines années des pluies beaucoup plus abondantes qu’à l’accoutumée. Ça a été le cas à Santa Teresa pendant plusieurs années, et le phénomène le plus violent a eu lieu en 1998 où se sont produits des événements extrêmes dans la zone. »
Diaporama
Découvrez la colère des Andes
avec Margot
Grisel et son petit-frère Adriel traversent ce pont tous les jours pour rejoindre l’école
Pour aller à l’école, tous les matins et tous les soirs, il faut que je traverse ce pont. À chaque fois, ça me fait peur. Il est très fragile et à tout moment le fleuve en crue peut l’emporter, surtout pendant la saison des pluies. Mais à chaque fois, je prends une grande inspiration, je serre bien fort la main de mon petit-frère, Adriel, et on traverse. On n’a pas le choix"
Grisel, 12 ans, la fille de Margot et Glicerio
Selon l'Institut National de Statistique et d'Informatique, organisme officiel du gouvernement péruvien, 20,5 % de la population péruvienne vivait en 2018 en situation de pauvreté monétaire et extrême.
(14,4 % en zone urbaine et 42,1 % au niveau rural). Entre 2005 et 2013, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a diminué de 52,2 % à 26,1 %. Mais le dérèglement climatique renforce les inégalités et la précarité en zone rurale.
Nous sommes au bord du fleuve Salkantay, à une heure de marche de la maison de Grisel, plus bas dans la vallée. Pour aller à Playa Sahuayaco, le petit village où se trouve l’école, il n’y a qu’un chemin possible : le pont, qui menace de s’effondrer à chaque instant. Un autre pont, plus solide, était en construction juste à côté de la structure branlante. L’ouvrage a démarré en juin 2019 et devait être fini en août de la même année. Mais les travaux conduits par les autorités publiques ont traîné et le fameux pont n’a jamais vu le jour. En février 2020, l’avalanche de boues destructrices a tout emporté sur son passage, le village de Playa Sahuayaco a été totalement inondé et ses habitants ont été installés sous tente. Quant aux travaux de reconstruction, ils ont été paralysés par le confinement décrété le 16 mars au Pérou pour freiner la pandémie du Covid-19.
Le fragile pont en bois que les enfants de Margot doivent emprunter tous les jours est un exemple emblématique de l’incurie des autorités publiques au Pérou. Les habitants de ces territoires hautement touristiques sont délaissés et les faibles engagements financiers et moraux des pouvoirs politiques sont notables. Glicerio, le mari de Margot, est le président du Frente de Defensa de la Communidad del Salkantay (Front de défense de la communauté), une organisation qui porte les demandes et les revendications des habitants pour améliorer leurs conditions de vie.
«Les sollicitations que nous adressons aux autorités locales restent souvent lettre morte” nous confie Glicerio. «La majorité des ponts et des tyroliennes de la vallée, ce sont les habitants eux-mêmes qui les ont construits. L’entretien des sentiers pour les randonneurs qui viennent marcher sur les chemins inca pour rejoindre le Machu Picchu, nous le faisons nous-mêmes ! Nous organisons les chantiers collectifs entre voisins.»
Livrés à eux-mêmes, les habitants de ces vallées mettent sur pied des minkas, des travaux collectifs volontaires à caractère social organisés par les communautés elles-mêmes. La Minka est un concept andin millénaire qui était pratiqué par tous les peuples originaires d’Amérique. En Amérique du Sud et au Pérou en particulier, cette tradition, qui symbolise l’esprit communautaire, a survécu aux siècles de colonisation et représente un des seuls espoirs à court terme pour survivre aux tragiques épisodes climatiques. Lors de la dernière coulée de boue et durant la pandémie du Covid, les habitants du Salkantay ont su s’organiser en quelques heures pour les premiers secours, les évacuations, les cantines ou encore l’approvisionnement des vivres, etc.
Malgré cette aptitude collective à la résilience, la capacité d’adaptation aux effets du dérèglement climatique des paysans de la région de Santa Teresa, comme dans toutes les Andes péruviennes, reste très incertaine. Et le manque d’engagement et d’investissement de la part des autorités publiques accentue cette incertitude. Au niveau national, la COP20 (20ème sommet international sur le climat organisé par les Nations Unies), qui s’est déroulée à Lima en 2014, a contribué à une prise de conscience des enjeux climatiques au Pérou. Le gouvernement a ainsi développé un Projet d’Adaptation à la fonte Accélérée des Glaciers tropicaux (PRAA), qui mène des études et déploie des projets pour que les Péruviens s’adaptent aux effets de la fonte accélérée des glaciers. Mais la mise en œuvre concrète de ce programme se fait attendre. Le climat reste un sujet présent dans les discours politiques nationaux mais il n’est clairement pas prioritaire et les autorités au niveau local restent très peu informées et conscientes de la place que devrait prendre l’enjeu climatique dans l’administration locale de leur territoire.
Il faut 3 heures de marche pour que Grisel rende
visite à son grand-oncle Matias
Matias dans son champ avec sa nièce, Margot
«Et plus tard, qu’est-ce qui va se passer ? Nous sommes terrifiés, nous avons peur. Mais, nous, les anciens, nous ne serons plus là ! Ceux qui vont souffrir ce sont nos enfants.» s’émeut Matias.
Grand-oncle de Grisel, Matias vit depuis 40 ans dans le haut de la vallée, à Chaullay et il regrette quant à lui que ces terres cultivées depuis des milliers d’années soient délaissées : « Nous, tout jeunes déjà, on s’était installés à Lima. Un jour, en 1974, je suis venu rendre visite à un oncle ici dans la vallée du Salkantay, au moment de la réforme agraire qui disait “La terre appartient à ceux qui la cultivent." Je suis encore membre de la Coopérative des paysans du Haut Salkantay. Elle va certainement disparaître parce que plus personne ne veut travailler la terre. Les gens s’en vont. Nous, nous avons notre titre de propriété et nous travaillerons notre terre jusqu’à la fin de nos jours. Mais nous serons probablement les derniers. » Avec sa femme, Matias a tout de même construit un petit kiosque sur le chemin inca qui passe devant sa maison et a dédié un terrain à l’accueil des randonneurs campeurs. Comme beaucoup des habitants du Salkantay, Matias et sa femme ont compris l’importance de diversifier leurs activités pour ne pas être complètement dépendants de la seule agriculture ou du seul tourisme dans leur région.
Pour Margot, la diversification des activités est une évidence : «Tous les matins, je travaille au kiosque pour accueillir les amigos [les amis = les touristes] mais je garde toujours en tête qu’il faut cultiver la terre au cas où nous ne pourrions plus vivre du tourisme ». En ce début d’année 2020, alors que janvier et février sont les deux mois de grandes vacances estivales, il y a très peu de touristes. Entre l’instabilité économique de l’Argentine, la révolution sociale du Chili, et le départ forcé du président Evo Morales de Bolivie en fin d’année 2019, faire du tourisme au Pérou n’est pas vraiment une priorité dans la vie des voisins.
La dépendance de la vallée au secteur touristique et la migration massive des jeunes vers les villes, Grisel en a conscience. Contrairement à beaucoup de jeunes attirés par la manne économique que représente le tourisme de masse, elle veut être docteure et se dédier à améliorer les conditions de vie de sa communauté : « Dans la vallée, il n’y a pas de médecin. À Santa Teresa, il n’y a qu’un centre de soins. Et l’hôpital le plus proche est à Quillabamba, à deux heures de route. Moi, je veux aller étudier la médecine à l’université et revenir dans la vallée pour soigner ma communauté. »
Incroyablement mature du haut de ses 12 ans, elle est très attachée à sa vallée et même si elle a parfois peur des glissements de terrain et des coulées de boue, elle ne voit pas sa vie ailleurs : « Pour étudier, il faut que j’aille à la ville et je n’aime pas trop ça. Je la trouve très polluée. On n’y respire pas un air pur. Mais je n’ai pas d’autres choix alors j’irai, quelques années. À mon retour, j’aimerais travailler avec les plantes médicinales, très efficaces pour soigner. La « queue de cheval » par exemple, est très bonne pour les reins, la « mora mora » pour le cholestérol…»
« Je sais que la vallée est très fragile sur le plan climatique, mais son climat et son air sont très agréables. Si autrefois nous avions pris soin de l’environnement nous n’aurions pas ce soleil violent et tout le changement climatique que nous vivons aujourd’hui. L’environnement est très important : prendre soin de tout l’écosystème, prendre soin des plantes, des animaux, de tout ce qui existe sur cette planète. J’aimerais en parler à tout le monde pour que les choses changent, et qu’on prenne des mesures en ce sens. »
Grisel, pensive dans la cuisine familiale
En ces temps de faible fréquentation touristique, il ne faut pas non plus compter sur les grandes agences de tourisme qui viennent développer leur business sur ces territoires ruraux et reculés sans laisser de bénéfices dans l’économie locale. Margot souligne l’injustice qu’elle ressent : « Ce qui me peine c’est que les hébergements touristiques dans la vallée n’appartiennent pas aux habitants mais aux grandes agences de tourisme internationales ou régionales. Les bénéfices sont pour ces agences, et pas pour les locaux. Les habitants essaient d’offrir quelques services de logement ou des petits déjeuners mais c’est difficile. Car quand les touristes arrivent directement dans les grands hôtels avec leurs paquets touristiques, tout est compris, même les snacks ! Ils ne dépensent pas un centime dans le coin, les agences empochent tout. Pourtant, nous sommes ceux qui entretenons les routes et qui ouvrons les passages. Les agences touristiques, elles, ne font rien. »
Cette approche purement économique des agences touristiques serait aggravée par les acteurs politiques, selon Jessica Ruth Figueroa Pinedo, docteure en Tourisme : «Nous avons constaté, dans la chaotique gestion du Machu Picchu que les acteurs politiques considéraient le tourisme comme une source d’argent et non comme une activité qui peut contribuer au développement local. Dans la région de Cusco, la population est pauvre et a très peu accès à l’éducation et à la santé [...] Toute la panoplie symbolique créée par le développement touristique et la reconnaissance par l’UNESCO du site comme Patrimoine mondial nous aveuglent sur les préoccupants problèmes de gestion du sanctuaire et les pratiques quotidiennes développées par les activités touristiques : le commerce informel, les porteurs qui travaillent dans des conditions précaires, la pollution, les conflits sociaux et l’exclusion des populations locales qui maintiennent des niveaux de santé et d’éducation très très bas. »
Le district de Santa Teresa et la région de Cusco font du tourisme un axe majeur de développement. Toute l’économie locale est basée sur cette ressource aléatoire. Avec l’instabilité politique du Pérou et la géopolitique mondiale vacillante, le nombre de touristes qui foulent les terres péruviennes peut chuter du jour au lendemain. Un scénario qui paraissait inconcevable jusqu’à ce que la pandémie du Covid-19 fasse basculer ce fragile équilibre basé sur le tourisme de masse. En quelques jours, les frontières ont été fermées, les bus sont restés stationnés dans les parkings des hôtels de Cusco, les touristes sont rentrés chez eux et le Machu Picchu a fermé ses portes, pour la deuxième fois depuis son ouverture aux visiteurs en 1948. La première fois fut en 2010 quand des pluies intenses avaient provoqué une immense coulée de boue détruisant la voie ferrée qui reliait la citadelle à la ville de Cusco.
Avancer dans l’incertitude et absorber les chocs systémiques qui frappent : Margot, Grisel, Matias et toute la communauté du Salkantay apprennent à le faire. Et toujours avec le sourire et une étonnante joie de vivre.
Textes et photographies : Marion Esnault
Relecture : Martine Béguin / Samuel Turpin