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La Radio Suisse Romande (RSR)
Radio France Internationale (RFI)
La Radio Nationale Belge (RTBF)
Langue française
Durée : 20mn
Regarde ! Nous sommes au mois d’août. C’est la pleine saison des pluies. Et nous marchons dans le lit du fleuve.”
Ousmane, agropasteur à Sofara
Nous sommes sur les rives du fleuve Bani qui longe le côté sud de la bourgade de Sofara, près de Mopti. De jeunes bergers surveillent leurs troupeaux. A côté, des femmes font la vaisselle dans l’eau des rigoles. Hier, c’était la fête de Tabaski. Ici, les deux tiers de la population dépendent encore de l’agriculture pour leur subsistance.
“Cette année, il ne pleut pas. Les agriculteurs attendent encore pour planter. C’est comme si nous étions au début du cycle agricole, mi-juin”, poursuit Ousmane.
Lui cultive environ cinq hectares et possède quelques bêtes. “Avec cela, je faisais vivre toute la famille auparavant. Mes cinq enfants, ma femme, ma mère, et même une partie de la famille élargie. C’était suffisant. Nous ne manquions presque jamais, même durant l’intersaison. L’insécurité alimentaire, on n’en parlait pas vraiment ici.” Les grandes chaleurs se prolongent et deviennent insupportables. Le calendrier des saisons est décalé et, quand il pleut, ce sont de fortes pluies qui ravinent tout. “Aujourd’hui, on a perdu nos repères. La météo est devenue totalement imprévisible.”
Ousmane a cette profonde sagesse qui impressionne, forgé par un destin nourri des espoirs des indépendances africaines des années 1960, puis poussé par le vent du multipartisme qui a traversé l’Afrique à la chute de l’URSS au début des années 1990. Après des études qui l’avaient amené jusqu’au lycée puis à l’université de Bamako, il avait travaillé dans les assurances et la gestion des risques. Prémonitoire.
Ousmane s’était ensuite engagé dans les premiers rangs de l’ADEMA, parti tout juste né pour succéder au régime unique de Moussa Traoré. Il avait 33 ans. La nouvelle formation politique, regroupant les principaux mouvements d’opposition, connaîtra rapidement les calculs politiciens et les dissensions internes, mais résistera à la confusion des élections de 1997. Ousmane, lui, prend une décision, celle de retourner à la terre, à Sofara, contre l’avis de ses frères et sœurs. Il ne peut se résoudre à abandonner sa mère et les champs, surtout après le décès de son père qui surviendra deux ans plus tard. Et c’est d’ici qu’il continuera la lutte: dans les mouvements de défense et de protection des paysans, en tant que secrétaire général de la Coordination nationale des organisations paysannes (CNOP), jusqu’à les représenter dans les négociations avec le Ministère de tutelle et dans les conférences internationales, en Inde, en France, et dans les pays voisins.
Cultivateur à Sofara
Séance de conciliation à la suite d'un conflit entre un éleveur et un cultivateur
Alors que le Sahel était jusque-là un terme bioclimatique désignant la zone de transition entre le Sahara et la zone soudanaise, c’est à partir de la période de sécheresse qui sévit au début des années 1970 que l’on s'est mis à parler des “pays sahéliens" au sens géopolitique.
La région de Mopti est la charnière entre le Mali jaune du nord et le Mali vert du sud, couleurs qui se font face sur le drapeau national. À l’origine, le jaune symbolisait l’or que recèle le sous-sol du pays. Ici, c’est aussi la ligne de démarcation entre les plaines agricoles et les plateaux désertiques, entre les peuples nomades qui conduisent le bétail et les peuples sédentaires qui cultivent la terre. Une porte d’entrée vers le Sahel, posée comme une ligne de fracture entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne.
Dans la mémoire collective, les sécheresses de 1973 et de 1984 ont marqué un tournant. Près d’un tiers du cheptel national y avait succombé et 40 % de la population avait été sévèrement touchée. Djehamé, la mère de Ousmane, se souvient : “À partir de là, les choses ont changé. Il a fait de plus en plus chaud et nous avons vu de moins en moins de pluie. Avant, il y avait de la terre pour tout le monde ici. Il n’y avait aucun conflit. Tout le monde vivait ensemble. Le bétail avait son passage pour la transhumance. On aimait faire la fête lorsque les troupeaux descendaient. Aujourd’hui, je ne comprends plus rien. Les gens se battent. Il y a trop de monde qui se dispute la terre. C'est comme si Dieu nous punissait.”
Les relevés indiquent une hausse de température de +3 °C et une baisse de pluviométrie de plus de 23 % ces cinquante dernières années. Ce qui était déjà peu est devenu insuffisant. Porté par les vents secs et brûlants, le désert avance, envahit les villages, pousse les murs et entre dans les maisons. Les éleveurs des plateaux finissent par capituler et descendent vers les plaines avec le bétail amaigri à la recherche de nourriture, de fourrage, d’ombre et d’eau mais pour trouver des terres qui ne sont plus aussi vastes et fertiles. Les plaines subissent également les caprices imprévisibles de la météo, ce qui pousse les agriculteurs à se concentrer au plus près des cours d’eau pour profiter de l’irrigation.
Sofara a doublé sa population en moins de dix ans. Vivre d’une seule activité n’est plus possible. Pragmatiques et pleines de bon sens, les populations se sont adaptées en diversifiant leurs activités. On cultive, mais on élève aussi, et on pêche. “C’est une véritable compétition autour des ressources naturelles. Une spéculation même”, résume M. Dolo, ingénieur des Eaux et forêts et coordinateur du programme de développement durable pour la plaine du Niger.
On coupe ce qu'il reste de forêt pour agrandir les parcelles de terres cultivables et utiliser le bois de chauffe. Il ne reste plus d’ombre, laissant peu de chances à la vie. La faune et la flore se sont résignées. Les sols se dérobent sous la pression de l’érosion et ne se régénèrent plus, dégradés par la surexploitation. Les routes de transhumance se sont transformées en champs de culture. Le bétail, lui, vient piétiner et brouter tout ce qui pousse. Chaque mètre carré doit être rentabilisé, et les tensions entre communautés s’exacerbent.
Nous rejoignons Housseyni et Sory sur la parcelle d’un agriculteur, Nafa, né ici. C’est un joli verger où poussent aussi des plants d’eucalyptus. Housseyni, éleveur dogon, est venu du cercle de Bankass pour s’installer à Sofara, il y a cinq ans. La semaine passée, son fils, 13 ans, conduisait le troupeau lorsque des bêtes se sont échappées et ont profité d’un trou dans la haie dénudée de la parcelle pour s’y faufiler. Nafa, exaspéré, a séquestré le jeune garçon pendant plusieurs heures, exigeant réparation et une promesse de dédommagement. Les proches et les anciens se sont mobilisés pour le calmer et lui faire entendre raison. Ce matin, c’est la séance de conciliation, et c’est Sory qui la préside, un privilège réservé à son ethnie Dogoramé, respectée pour ses qualités de médiation. Ousmane sera la seconde voix de la raison. Finalement, Housseyni devra donner deux bêtes à Nafa, immédiatement. Et on lui arrachera la promesse de ne pas cultiver de rancœur.
“Aujourd’hui à Mopti, tout le monde a un peu tort et personne n’a vraiment raison”, sourit tristement Ousmane. Fragile équilibre.
Les revendications d'autonomie des populations installées au nord ne sont pas récentes et masquent des cicatrices profondes
La majorité des discours politiques et médiatiques attribuent l'insécurité et les actes de violence à des groupes terroristes structurés autour d’un projet "djihadiste".
Les populations elles-mêmes emploient à profusion le terme. Il semble que la dynamique de juxtaposition des groupes armés et la confusion des acteurs soit à l'origine d'amalgames. Des distinctions doivent pourtant être opérées.
La sécheresse, la pluie qui manque, le désert qui avance... Oui, mais pas seulement. La plaine ne parvient pas à absorber toutes les faces cachées des insuffisances des politiques nationales et de la géopolitique sahélienne. Mopti devient l’épicentre des tensions, loin des projecteurs et des caméras de télévision braqués sur le nord du pays depuis 2012: lutte contre l’État islamique, revendications d’indépendance des groupes touaregs, opportunisme de groupes paramilitaires qui tirent profit du chaos qu’engendre la confusion régionale. L’onde de choc prend en tenaille Mopti, la “Venise du désert”.
Celle qui figurait dans tous les guides touristiques au côté de Tombouctou, de la majestueuse mosquée d’architecture soudanaise de Djenné, des falaises du pays dogon et de ses villages troglodytes a perdu tous ses touristes et toute une économie locale qui s'était développée autour des projets d’agrotourisme.
La région a dû absorber subitement plus de 150 000 personnes déplacées fuyant les combats et les menaces, alors que la démographie augmente déjà de 3,5 % chaque année. La population du Mali aura doublé d’ici à 2050.
“L’arrivée de toutes ces personnes déplacées dans un contexte déjà difficile à cause des effets du changement climatique est perçue comme le coup de grâce”, explique Ousmane sereinement et sans acrimonie. “Mais ce n’est pas cela qui met les Maliens le plus en colère ici.” Ousmane se redresse et me fait signe de la tête en regardant de l’autre côté de la rive du Bani. “Tu as vu en arrivant? Non, peut-être pas. Il faut être d’ici pour remarquer ça. Juste de l’autre côté de la rive, il y a les djihadistes. Tout près, là. Et dans la ville, leurs milices circulent jour et nuit. Ils se fondent dans la population. Ça peut être n’importe qui. D’ailleurs, le drapeau qui flotte au-dessus de la porte de la mairie de Sofara, ce n’est pas le drapeau malien. C’est le drapeau djihadiste. Dans d’autres communes, ils ont fermé des écoles. Les instituteurs ne vont plus travailler. Des médecins et infirmiers non plus, car ils ont peur. Les djihadistes les ont prévenus. Et il y a eu des exemples. Ce sont eux qui font la loi ici.”
Ousmane explique, en bon gestionnaire des risques, et en tant que représentant d’un monde rural en souffrance. “L’État malien nous a abandonnés. C’est ce que les gens ressentent ici.” Depuis des années, l’administration nationale s’adonne à ce qui est devenu une règle, un fonctionnement parallèle: la corruption à tous les niveaux, encouragée par des salaires de misère et la permissivité complice de l’État. Une police, une justice, une éducation et un système de santé corrompus. “Même si tu avais 100 % raison, tu pouvais entendre un juge qui prononçait des torts contre toi et qui t’obligeait à dédommager l’autre partie. La justice ici, c’était devenue la justice des puissants.”
C’était?
Oui, c’était. Parce que la grande majorité s’accorde à dire qu’avec les djihadistes, il y a un retour de la justice. “Ils laissent d’abord faire la justice traditionnelle, comme tu as vu. Et s’il n’y a pas de solution trouvée, ils interviennent. Là, tu as intérêt à obéir. Autrement… tu as de gros problèmes. Mais les gens ici sont contents de voir à nouveau une justice.” Même si tous s’accordent à dire que, pour certaines choses, ils exagèrent et sont trop stricts, notamment sur la condition de la femme. “Ça, ce n’est pas notre culture”, ponctue Ousmane.
“Les médias occidentaux font trop de raccourcis. Ce ne sont pas seulement des djihadistes radicaux de Daesh (Etat islamique) ou d'AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) qui se battent aujourd’hui contre Bamako. C’est aussi toute une partie de la population qui se soulève contre un État totalement corrompu, incompétent et complice.”
Les membres d’AQMI voulaient faire de Mopti la capitale de l’État islamique, au sens géographique mais aussi philosophique. Si l’intervention internationale les en a chassé, elle a aussi contribué à fertiliser un terrain d’adhésion au sein des populations locales. “Ceux que nous appelons les djihadistes, ce sont des jeunes – souvent des villages environnants – qui rejoignent les milices d’autodéfense pour protéger leurs familles et leurs communautés. Et ceux que les médias occidentaux appellent les djihadistes, les combattants de Daesh et d’AQMI – ceux qui viennent de la guerre de Lybie–, nous les appelons les Rebelles.”
Les autorités maliennes ne sont pas claires, et elles ne souhaitent pas forcément l’être. Les derniers attentats contre des symboles de l’État dans la région et contre les forces de sécurité nationales sont des actes de vengeance qui ont été perpétrés par les populations locales.
Plus que la pression sur les ressources, c’est l’incapacité à assurer un arbitrage équitable de l’accès à ces ressources qui semble réellement au cœur de la conflictualité dans la zone de Mopti
Rapport Interpeace-IMRAP, Analyse locale des dynamiques et de résilience dans la zone de Koro-Bankass
" Analyse locale des dynamique de conflit et de résilience dans la zone de Koro-Bankass"
www.interpeace.org
Rapport
Interpeace-IMRAP
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Sans conteste, les changements sociodémographiques et climatiques accentuent la pression et la compétition autour de ces ressources.
Seulement, plus que la rareté, c’est le déficit perçu d’équité dans l’arbitrage et la gouvernance de l’accès aux dites ressources et les sentiments d’injustice qui en découlent qui semblent le plus alimenter la conflictualité. Ce sentiment d’injustice et l’absence supposée de recours est généralement plus fort chez les communautés d’éleveurs, qui pensent que le système favorise, à leur détriment, les communautés sédentaires. L’élément structurel sous-jacent semble ainsi être la question de qui est traditionnellement le chef de la terre, ou des autres ressources (eau, forêt, etc.). Le moteur des conflits serait moins la possibilité pour les uns ou les autres de mener en toute quiétude leur activité respective, mais plutôt leur capacité à infléchir en leur faveur les règles du jeu et les décisions de justice.
Pour la majorité des observateurs, l’augmentation des tensions, la rareté des opportunités économiques, et la prolifération des armes dans la zone de Mopti sont autant de causes qui encourageraient les jeunes à se projeter dans des modèles de réussite basés sur la violence et les trafics.
Le changement climatique a conduit à une forte dégradation des régions de Mopti et de Tombouctou, qui, sans réelles mesures d'adaptation, ne seront pas en mesure de se récupérer”
UNDP, Programme d’appui à l’adaptation aux changements climatiques dans les communes les plus vulnérables des régions de Mopti et Tombouctou
Pour l’Afrique de l'Ouest, IPCC prévoit une augmentation moyenne de la température de 3,3°C d’ici 2100, pouvant atteindre 4,7°C dans la moitié Nord du Mali. La diminution des flux d'eau en combinaison avec l'érosion et l'ensablement bloquent l'acheminement de l'eau dans les meilleures parties du Delta, mettant ainsi en péril la pêche, l'agriculture et les activités pastorales.
Le Delta, et notamment le fleuve Niger, se caractérise non seulement par une diminution de son débit d'eau (-25% sur un siècle), mais aussi par la diminution continue de la zone inondée chaque année, qui a diminué de 60% en 50 ans.
De nombreuses communautés ont par conséquent été forcées d'abandonner leurs moyens de subsistance traditionnels, pendant que les groupes nomades deviennent sédentaires pour cultiver la terre ou profiter des programmes de développement. En conséquence, l'agriculture et la pêche sont remplacées par le pâturage sur des terres déjà pauvres, exploitables seulement pendant la courte durée de saison des pluies. La baisse des rendements agricoles ont déjà conduit à des stratégies d'adaptation de circonstances de la part des populations non durables, y compris la baisse de la qualité et la quantité des repas. On estime que depuis 10 ans 200.000 personnes ont migré hors de la région.
Copyrights HCCS/ Samuel Turpin
Diaporama
Découvrez Sofara avec Ousmane
Village dogon de Guidjovel. Kassim a quitté le village depuis deux ans pour travailler dans les mines d'or artisanales. Certains de ses amis ont rejoint les forces “djihadistes".
Beaucoup de jeunes partent. Il n’y a rien à faire ici.”
Arkietou Diallo, 22 ans, seconde fille de Ousmane
Lassina, Boicar et Kassim sont du village voisin, Guidjovel, un village dogon. Tous ont entre 20 et 25 ans. Et tous font froidement le même constat : “Ce que faisaient nos parents, nous ne pouvons plus le faire. Pêcher, élever ou cultiver ne suffit plus à subvenir à nos besoins ni aux besoins de la famille. Alors nous devons nous débrouiller et trouver par toutes sortes de petits moyens.” Soit en partant à Bamako ou au Burkina Faso, pays voisin, pour trouver des boulots de misère ; soit en pratiquant l’orpaillage et tenter leur chance dans les mines d’or dans des conditions de forçat ; soit en se laissant tenter par “l’aventure djihadiste”. Ils reçoivent une arme et une formation. Ils se sentent utiles en protégeant leurs familles, convaincus de participer au rétablissement de l’ordre. Mais ils ne s’assimilent pas directement aux forces d’AQMI. “Ce n’est pas notre combat ni notre philosophie. Mais l’Islam reste notre guide.” Sans en faire des sympathisants directs, l’AQMI réussit à entretenir le chaos au niveau local, à nourrir un fort ressentiment envers l’inertie de Bamako et à déstabiliser la région.
“Lorsque je reviens voir ma famille à Sofara, je ne retrouve plus mes anciens amis. J’apprends qu’ils sont tous partis, un à un” confirme Arkietou. Elle est la seconde fille d'Ousmane qui me confiait qu’à la mort de son père – alors qu’Arkietou n’avait pas encore 5 ans –, elle avait déjà décidé de faire médecine “pour que les gens ne meurent plus, et que personne n’ait de peine”. Elle suit ses études à Bamako pour devenir sage-femme. Impossible pour elle d’imaginer de partir et de faire sa vie à l’étranger. Elle veut exercer au Mali, dans le monde rural, mais pas à Sofara “parce qu’il n’y a plus rien à faire ici”. Elle ne blâme pas les jeunes qui tentent l’aventure. “Si tu n’as pas fini l’école et que tu ne peux pas poursuivre les études, ou que tes parents ne peuvent pas t’aider pour étudier, tu n’as pas d’autres possibilités que de chercher des moyens. Ici, tu ne peux plus rien gagner. L’un de mes amis, avec qui je continue de parler sur Facebook, est au Congo. On n’aurait jamais eu l’idée de partir aussi loin.” Arkietou n’a pas connu les sécheresses de “73” ou de “84”, mais elle a vu la différence depuis son enfance. Des récoltes incertaines, des bœufs trop faibles pour tirer les charrues, les volailles malades, le poisson qui se raréfie. La coupe des arbres. “Tout le monde sait, même ici, que couper la forêt aggrave le réchauffement climatique, que nous sommes en partie responsables. Les jeunes parlent entre eux, même dans la brousse. Mais ils le font aussi, car ils n’ont pas d’autre choix. Et ils se disent aussi que si moi je ne le fais pas, d’autres le feront… alors… ”
Le cercle est vicieux. Les effets du changement climatique exacerbent la compétition autour des ressources naturelles, renforçant une situation sécuritaire et économique déjà précaire. Ceci alimente les tensions intercommunautaires et ravive des conflits larvés enfouies dans les pages d’Histoire, profitant à l’extrémisme et alimentant le conflit dans le nord du pays; ce conflit entraîne des déplacements de populations qui provoquent à leur tour de nouvelles sources de tensions.
Bâ Seydou montre la différence entre les filets qu'il utilisait il y a 25 ans (à droite), et les filets qu'il utilise aujourd'hui (à gauche). Les poissons ont fortement réduit de taille.
Bâ Seydou pêche à Sofara depuis trente-cinq ans dans le Bani et le Yamé qui se jettent dans le fleuve Niger, comme le faisaient son père et son grand-père. Un privilège et une fierté réservés à l’ethnie Bozo. Sa fierté disparaît avec les bancs de poissons. Seydou explique: “Le poisson, il n’y en a plus. Ça a commencé à vraiment changer il y a dix ans. Il n’y a plus d’eau. Les rivières sont sèches une grande partie de l’année. Certaines espèces de poissons ont complètement disparu. Et surtout les poissons ont diminué de taille. Ils sont plus petits. Parce que nous les pêchons trop jeunes. Ils n’ont pas atteint la taille adulte. Avec les sécheresses, tout le monde s’est mis à pêcher ici. Les agriculteurs, les éleveurs. Ceux qui viennent d’ailleurs aussi. Avant tu ne te souciais pas d’avoir faim. Tu sortais la pirogue, les filets, et tu avais le poisson. Tu échangeais une partie contre de la viande ou des céréales. Tu gardais l’autre partie.”
“Tiens, regarde!” Seydou revient les mains tendues, les doigts écartés. Dans sa main gauche, le filet qu’il utilisait il y a encore vingt-cinq ans. Sa main peut pratiquement passer entre les mailles. Dans sa main droite, le filet qu’il utilise aujourd’hui. “C’est comme une moustiquaire”, murmure Seydou en me fixant. “Les poissons sont tellement petits que l’on utilise des mailles de plus en plus fines. Avant nous rejetions les petits poissons et nous les laissions grossir. Aujourd’hui on prend tout.”
À Mopti, les représentants de l’Union de défense des pêcheurs font le même constat amer. La région fournissait tout le pays et le Burkina voisin. La pêche était l’identité des Bozos. “C’est de notre faute. Nous ne savons pas protéger la nature. Nous n’en avons pas pris soin. Ce n’est pas la terre qui trahit. C’est nous qui la trahissons. Nous rejetons tous nos déchets dans les rivières. Les eaux de vaisselle, les huiles moteur, les déchets organiques… Et surtout les sacs plastiques. On les retrouve même à l’intérieur des poissons. Ils avalent nos déchets plastiques et s’étouffent. Mais c’est aussi la responsabilité de l’État qui laisse tout faire, qui ne gère rien et qui n’encourage pas un changement de comportement.”
Les ONG Action contre la Faim (ACF), CCFD Terres Solidaires et Oxfam France ont dénoncé récemment dans un rapport rendu public, à l'occasion du sommet du G20 à Hambourg en avril 2017, la multiplication en Afrique de "pôles de croissance agricoles" ou "agropoles", via l'investissement de groupes agroalimentaires internationaux bénéficiant d'aides fiscales - notamment de la Banque Africaine de Développement. Ces pratiques conduisent "à promouvoir une agriculture à deux vitesses qui favorise les investisseurs nationaux et internationaux au détriment des exploitations familiales".
La pollution, c’est sûr, dont celles des produits fertilisants. Ousmane se penche et prend une poignée de terre. “Regarde ce sol. Il est devenu tout blanc. La terre s’est complètement appauvrie, parce que les cultivateurs utilisent intensivement des fertilisants. Tu les as vus tous les produits à vendre dans le village? Le Roundup, par exemple. On nous a dit il y a quelques années que c’était la solution à tous nos problèmes. Je me souviens. Le Ministre de l’époque, revenant d’un voyage à l’étranger, nous avait assuré qu’il avait trouvé la solution à l’insécurité alimentaire.”
Depuis les années 1990, les gouvernements qui se sont succédé ont prôné une même politique agricole. “Une agriculture utile”, ricane Ousmane. C’est-à-dire l’agrobusiness basé sur la rentabilité. “On ne cultive plus seulement ce dont on a besoin. On veut produire plus. C’est la course aux profits.”
Le schéma est maintenant connu: le lobbying des grandes compagnies pétrochimiques; les relais d’institutions puissantes comme la Banque mondiale qui reste très influente sur les politiques des pays en difficulté, lesquels dépendent de ses crédits; des traités internationaux aux obligations juridiques souvent contraignantes; des États dont les institutions sont trop faibles pour résister; des relais locaux noyautés par les pouvoirs publics comme les Chambres régionales d’agriculture qui se chargent de convaincre les agriculteurs. Et en bout de chaîne, des sols gangrenés et bradés.
Par des tours de passe-passe, de riches Maliens achètent sous des prête-noms des milliers d’hectares de terres en jouant sur la confusion des titres de propriété. Ils agissent le plus souvent pour le compte de grandes compagnies basées au Brésil, au Canada, en Afrique du Sud, ou il y a peu de temps encore en Libye. Des terres qui servent à cultiver des semences destinées à l’exportation: riz, sucre, soja ou jatropha, une plante utilisée pour la production d’agrocarburant. “Par exemple, un peu plus au sud, entre Bamako et Mopti, il y a eu en 2009-2010 un projet de 100 000 hectares de riziculture. Le projet, géré par une entreprise libyenne, était pharaonique avec des aménagements réalisés par des entreprises chinoises. Cela a conduit à l’expropriation de centaines de paysans.” Ou encore le choix, il y a quinze ans, d’abandonner la culture vivrière pour tout miser sur la culture de coton destiné à l’exportation, et dont les cours ont dramatiquement chuté en 2004 et causé la crise du secteur au Mali.
Environ 800 000 hectares auraient été accaparés ces quinze dernières années, soit 15 % des terres. “Il y a pourtant une loi d’orientation agricole qui a été promulguée en 2006. Une loi de refonte du modèle qui était courageuse” s’énerve Ousmane. Une loi qui promeut le modèle d’exploitations familiales structurées autour de coopératives locales. Une agriculture raisonnable qui prône la préservation de la biodiversité, la souveraineté alimentaire et la réduction de l’exode rural. Pourtant, les OGM et les lobbies de fertilisants ont envahi le Mali, en s'écoulant par les frontières du Burkina Faso voisin qui lui a succombé et se montre un bon communicant du progrès génétique, creusant le sillon de l’Afrique du sud et l’Egypte.
“Pourquoi?” Ousmane ne sourit plus.
Textes et photographies: Samuel Turpin
Relecture: Catherine Mackenzie
Des initiatives pour faciliter l’adaptation et la résilience des éleveurs, cultivateurs et pêcheurs maliens
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